lundi 13 décembre 2010

quatre glaçons

Une tempête rageuse, semblable à celles qui fermaient les écoles et poussaient les piétons à se réfugier n’importe où, faisait rage sur le boulevard Laurier, le paralysant totalement. Plus tôt dans la journée, à l’improviste, un vent cinglant s’était levé et de lourdes rafales de neige avaient commencées à débouler. Alors qu’un capharnaüm d’automobiles se dépêtrait sous leurs yeux, les quelques piétons restant ne pouvaient qu’espérer être plus lourd que le vent, qui faisait valser la neige en tout sens autour d’eux. Au fil des heures, l’artère principale de la ville était devenue complètement déserte. Même le système de transport en commun avait abdiqué. Or, dans cette violence hivernale, quatre piétons n’avaient pu trouver autre refuge qu’un abri vitré de terminus d’autobus, et y étaient restés, attendant le calme : deux jeunes filles d’une douzaine d’années, qui se ressemblaient étonnamment, une femme à l’air abattu, inquiète et nerveuse, et un homme très grand. Camille, la jumelle qui avait du caractère, s’impatientait. Son reflet, sa jumelle, la regardait avec le même air qu’elle affichait toujours devant elle, un air respectueux et presque craintif. Elle semblait attendre que Camille décide quelque chose. Dans la promiscuité du refuge, la femme inquiète tentait de se tenir à l’écart. Distante, elle grelottait de peur plus que de froid, et regardait la neige s’accumuler. Tandis que tout le monde évitait soigneusement de se regarder, l’homme demanda brusquement, de sa voix forte doublée de l’écho, si quelqu’un avait quelque chose à manger. Alors que personne ne répondait, il ajouta de sa voix creuse qu’il mourait de faim. Ce à quoi Camille répondit d’un hochement de tête négatif, l’air agacé, suivie de sa sœur. La femme, toujours en retrait, se contenta d’ignorer la question.
La neige montait sur les quatre parois de vitres et donnait l’étouffante impression aux réfugiés d’être emmurés dans un bloc de glace. Discrètement, l’effacée des deux jumelles, envahie par la peur, se mit à pleurer silencieusement. Sa sœur, irritée, soupira d’agacement. Sa sœur pleurait toujours. La femme, tapie dans un coin, à la vue des larmes, sembla prendre vie et sortit de sa torpeur. Elle s’approcha de la jeune fille en larmes et la prit dans ses bras, sous le regard effaré de Camille. Rapidement les choses s’envenimèrent. Sa jumelle lui semblait tellement ridicule, toujours à pleurer. Après avoir pris la main de sa sœur pour la tirer vigoureusement des bras de cette femme, elle lui dit qu’elles partaient, elle en avait assez. Instantanément, sa jumelle acquiesça, elle était bien d’accord pour partir. Camille ne l’avait presque jamais induit en erreur, après tout. Presque jamais, puisqu’aujourd’hui, elle l’avait fait. Elle avait encouragé sa sœur à aller se promener sur le boulevard Laurier alors que leurs parents étaient absents, si bien que maintenant, personne n’était au courant qu’elles étaient dans un abri d’autobus avec deux étrangers. Alors que les deux sœurs marchaient vers la sortie vitrée de leur refuge, l’homme leur hurla d’arrêter. Du même ton autoritaire dérangeant, il leur fit savoir qu’il était hors de question qu’elles sortent seules dans une tempête si violente, ce à quoi Camilla répondit d’un éclat de rire défiant, bien consciente de sa bravoure. La tension monta d’un cran lorsque les deux engagèrent une houleuse conversation. L’homme refusait catégoriquement de les laisser sortir et Camille s’époumonait à crier, la peur et l’adrénaline la portant à bouts de bras, et se heurtait sans cesse au refus de l’homme, qui lui barrait décidément le chemin. Cet homme, il n’avait pas l’intention de les laisser aller mourir de froid, perdues dans la tempête, sans s’interposer. Jamais. Il voyait que la pauvre lui en voulait et qu’elle tentait de lui tenir tête, même si c’était peine perdue. Elle pourrait tempêter autant que le vent sur ces vitres, jamais il ne les laisserait aller se faire tuer, point final, se disait-il. Camille chancelait, elle allait lâcher prise lorsqu’elle vit sa jumelle, enlacée avec la femme qui n’avait encore rien dit. Elle lui caressait les cheveux et la réconfortait. Hors d’elle, elle ordonna à sa sœur de la suivre, elles partaient. Camille augmenta le ton et regarda sa sœur, obéissante, tenter de s’arracher de l’étreinte de la femme pour la rejoindre. Mais cette dernière ne l’entendait pas de cette façon. Attendrie par la pauvre petite jumelle faible, cette femme avait sentie poindre en elle un maternalisme qu’elle ne se connaissait pas. La plus forte pouvait partir, mais l’autre restait avec elle. Alors que l’homme lui barrait toujours le chemin, Camille regarda l’étrange femme, muette depuis le début, serrer sa sœur contre sa poitrine froide. Sa pauvre sœur qui, une lueur de panique dans les yeux, regardait Camille avec un air effrayé et incompréhensif.

Le charognard

(si vous voulez connaître les personnages, vous lirez Les ensauvagés, de Jean-Pierre April, ce petit texte est une extrapolation à partir de son roman)

Alexandre chancela. Il regarda l’étrange personnage qui venait d’entrer et s’accrocha aux parois du coffre dans lequel il croyait trouver refuge à peine quelques secondes plus tôt. Titubant jusqu’à la table, il s’écrasa lourdement sur une chaise, près de l’ermite qui soufflait d’un soulagement presque douloureux.

L’enfant qui venait d’entrer dévisageait le médecin, l’œil inquiet. Lionel et Alexandre pouvaient clairement ressentir l’effort qui se déployait dans la petite tête garnie de cheveux graisseux et épars du garçonnet, presque nu par un temps si froid.
Lionel, inquiet, mais rassuré de voir le charognard et non son père Raham, expira par saccades, comme si la frayeur qu’il avait eu lui avait vidé le corps. Alexandre huma l’air et eu un violent haut de cœur. Il blêmit et détourna les yeux du nouveau venu, qui se livrait toujours à un terrible questionnement au sujet de cet homme qu’il n’avait jamais vu. Lionel sentit à quel point l’enfant inspirait du dégout au médecin.
—C’t’un autre fils de Raham. Y’é fou comme le bon diable parce que sa mère s’est fait battre au sang avec une branche pendant qu’était enceinte de lui, pis ça a ben gros troublé sa grossesse, dit-il.

Alexandre était tiraillé en lui-même en regardant ce petit être sale, la bouche ouverte découvrant deux, presque trois, rangés de dents gâtées et noires, habillé de lambeaux figés par la croûte de saleté les recouvrant. Tiraillé entre l’homme, qui était dégouté et assailli d’un sentiment de pitié presque douloureux, et le médecin qui se sentait en alerte, décelant tant de nids de maladies sur ce petit bonhomme abandonné. Lionel, quant à lui, ne le voyait pas pour la première fois, et en était venu à aimer tendrement cet être incompris, laissé à lui-même. En effet, l’ermite était presque un père pour lui. Raham s’en était débarrassé assez tôt, lorsqu’il avait vu les répercussions atroces de son comportement avec Vah sur le bébé qu’elle portait alors.
Un enfant débile, étrange, étrangement débile, laid. Tellement laid qu’il ramenait Raham sur terre, l’exhortant à sortir de sa folie de Yahvé et à voir qu’il enfantait de sa propre sœur et que cela donnait des horreurs. Le petit s’était alors vu abandonné à lui-même et était devenu ce qui se tenait gauchement devant Alexandre et Lionel, le souffle rauque et la puanteur affreuse. Lionel prit la parole, voyant qu’Alexandre étudiait l’enfant du regard.

—Ça fait longtemps qu’il vient m’voir. Je l’appelle le charognard pis y’a d’l’air d’aimer ben ça, d’avoir un nom. Quand il ne trouve pas de bêtes mortes à manger, ou quand il a envie de boire un peu pour se réchauffer l’corps, il vient m’voir. Chus pas son père, mais c’est tout comme.
Alexandre s’approcha lentement de l’enfant, qui recula aussitôt. Apeuré, il cherchait des réponses à ses questionnements qui, décidément, étaient trop complexes pour lui et fouillait la pièce du regard. Maintenant acculé contre la maigre porte, il restait recroquevillé sur lui-même. Alexandre se posta devant lui, et put le regarder réellement, en lui barrant le chemin. D’aussi près, son odeur était infecte, surtout qu’il respirait la bouche grande ouverte, laissant voir des amygdales jaunâtres infectés par les bactéries. Ses quelques vêtements déchirés, qui découvraient une silhouette chétive, mais gonflée d’air, air de faim, étaient presque entièrement recouverts d’une substance marron foncée, qui semblait prise en pain. Il était pieds-nus, et ses pieds étaient tenaillés de toutes parts alors que ses ongles d’orteils étaient effroyablement longs et bruns, raclant le sol de toute sa saleté à chaque pas. Alexandre était captivé par ce spectacle. Il s’approchait de plus en plus de l’enfant animal, qui se sentait pris au piège, accoté sur le bois de la porte fermée. La panique l’envahissait. Haletant de plus en plus fort, il aurait voulu fuir à toutes jambes, mais la poignée lui était hors d’atteinte. Lionel ressentait la frayeur de son protégé, acculé au mur, mais était cloué sur sa chaise par l’appréhension. Alexandre était trop obnubilé pour entendre ou voir l’alarme qui lui était lancée, autant par Lionel que par l’enfant.
Il ne sentait rien de la tension palpable qui allait, dans quelques secondes, forcer l’enfant à agir, à se défendre pour sauver, croyait-il, sa peau meurtrie.

Rose bon bon.

Les murs sont désespérément roses, rose enfant. Rose petite fille désirée, tant attendue et perdue. Rose bonbon amer, désespoir en sucre. Le plancher de bois dur et foncé est recouvert d’un tapis molletonné douillet sur lequel on apprend à marcher et à tomber sans se faire mal. Sur lequel on crie, une petite dent qui pousse et les joues rouges feu de celles qui s’en viennent tout au fond. Le lit est blanc, la table à langer est blanche, la chaise berçante est blanche. Tous les meubles sont blancs, comme recouverts d’une pellicule blanche soyeuse et morte, déposée à l’insu de ceux qui attendaient ardemment. Les jouets sont immobiles, encrassés dans leur inutilité morne, presque neufs. Neuf mois. Après cinq tout a coulé. Coulé dans le béton cette chambre fermée d’enfant mort qui ne pleurera jamais, à torts.

Herbe froide

J’écrase de mes pieds l’herbe longue et froide qui m’enserre les chevilles de sa salive de rosée et de ses longs bras verts veloutés.

Devant moi un tas.

Tas de planches qui jadis furent jaunes et qui maintenant roulent lentement sous la caresse du soleil, jaloux de leur couleur, décidé à les faire pâlir. D’envie. Des planches courtes et lourdes qui portent le poids de leur longue attente et qui craquent avec fracas dans l’espérance de briser l’oubli.
Tas de clous à tête carrée enfoncés jusqu’à la moelle de fer, enracinés d’un coup de massue. Longs clous bien rangés en colonnes serrées au bout de chaque planche, dans un ultime effort de volonté.

Tas de murs. Murs crevés de lierre, lézardés de vert. Murs qui se rejoignent à chaque coin, qui s’épaulent lourdement comme une ambition malhonnête. Murs striés de lattes sales dont la peinture craque, chancelle et tombe en flocons sur le gazon.
Tas de souvenirs enfouis, oubliés. Dans cet endroit qui pourrit lentement sous la négligence tenace. Souvenirs qui s’imbiberont de pourriture pour devenir de longues coulisses pâles de saletés. Sales d’avoir été.
La nature crépite sous la cime des arbres. Le vent s’engouffre entre les longs troncs, sous les feuilles des arbres, pour les faire rissoler de plaisir.

Et fait valser l’herbe verte encore plus fort contre mes
chevilles.

dé goutte an

Des gouttes, la goutte dégoute. Des fruits rouges et jaunes comme des avocats crémeux et lissement verts foncés. Potelés comme des bébés qui sortent à peine et qui crient à s’en fendre l’âme. Craquelés comme une fine tasse vieille du thé qu’elle a coulé aux dames. Rouge pomme grenade qui coule sur mes lèvres et se répand sur mon menton. Les millions de petits grains noirs tombent et me dévalent le long. L’herbe mâche mes pieds et recueille ces grains en chantant, heureuse de pouvoir être le lit de grains nouveaux et de petits pieds bien chaussés. Jaune poire molle. Violet hématome violent sur mon bras, sur l’avant.

pastiche d'Éluard

Le mot obèse
Que personne ne baise

Blond
Faux rouge sur les lèvres

Le mot litière tout sableux sur la pierre

Véreux puant l’aspartame
Et tout plein de granules blanches

Le mot camionnette, où on se retrouve souvent
Dans des petits livres pour enfants
Et dans les cas d’enlèvements

Tisane, mot qui se fait suer, par la vapeur
Et la volupté

Le mot papillon qui fait battre des ailes les syllabes
Dans sa brillance vermeille

Plume bruissement de coton
Et Sable, bouche sèche du Sahara

Auteur, un mot d’honneurs et de noir
Noir jais, le marbre sur le comptoir

Ordinateur comme une bleue peur
Moustache de framboises et de fraises

Poker, mot voleur de temps d’amour et d’argent


Citrouille, vertu, malice, appendice, myrtille, Éloge, chandail, coton, cochon, rideaux, dorures, arabesques.
Merveille des mots, mots merveilleux.

Baby you're a firework.

Les bijoux de la joaillière, leur beauté.

Mes petites pinces rouges au bec long, effilé. Bec pointu qui se referme sur une proie, petit fil de fer ou fermoir délicat. Poignées moites écarlates, noircies, moelleuses. Corps de métal noir. Tellement utilisées, ces pinces ont perdu leur éclat. Même les petites dents qui ornaient le bec sont rendues plates, de canines à molaires. Manipuler cet outil, c’est une promesse d’acier. Promesse que les mains sentiront le fer usé, l’acidité déposée sur un métal vieux, oxydé. Une odeur poussiéreuse de fer huileux.


Mes pinces plates, larges. Mâchoires des mains, force brute. Coup de poing qui conforme le matériau au joyau.

Mes pinces coupantes, canines acérées, assoiffées de rupture, de coupes nettes.

Mes perles à écraser , brillantes, minces. Piège d’étain sur un fil de fer, légères,
frivoles. Petits anneaux argentés, cran d’arrêt des perles qui dévalent le bijou en création, la moelle épinière de la coquetterie.

Mes perles, montagnes et vallées de couleurs, de formes, d’opacité. De lait mat et perlé. De possibilités colorées. Rubis, émeraudes, perles noires et brillantes, or rutilant, lime acide, translucide.


Un beau bijou, coloré, brillant, est un feu d’artifice qui se porte.

violence cubique

L’homme prit le petit garçon entre ses mains, par ses épaules, et semblait vouloir le comprimer en petit cube. Il serrait si fort qu’on aurait dit qu’il avait la force d’une poulie, d’une machine bien huilée. En serrant le petit corps, il levait les bras. Sans lâcher. Le pauvre garçon ne touchait plus au sol, ses pieds gigotaient, mais si faiblement, comme s’ils savaient que c’était inutile. L’homme regardait le petit, se regardait regarder le petit, on aurait dit. On aurait dit qu’il se voyait, mais qu’il fermait les yeux, puisqu’il continuait de lever le petit homme toujours plus haut. Au bout de ses bras, il ferma les yeux. Dans le noir, il brassa le maigrelet corps comme un immense shaker de martinis. Pendant trente-sept longues secondes, il le secoua violemment, les yeux fermés. Aucune résistance n’était offerte. L’enfant avait perdu connaissance, et son corps suivait les secousses rythmées, effrénées, trop rapides, trop fortes, que lui faisait subir l’homme. Doucement, l’homme s’arrêta, il rouvrit les yeux, baissa les bras. Entre ses mains, un jeune corps, la tête inclinée sur son petit torse, les yeux clos, les bras ballants, se démantibulait.

Murielle

Elle. Elle, c’était Murielle. Je ne l’appelais jamais par son prénom, elle n’en méritait pas. Une fille trop longue, des cheveux noirs trop brillants et des ongles fraîchement manucurés, d’un beige chic, le bout blanc crème. Elle s’amusait à se pavaner devant moi, de sa démarche parfaite, féline, juchée sur ses incroyables escarpins, souvent noirs. Qui porte de telles échasses pour venir à l’université?
Elle. Murielle.

Moi, j’ai toujours été petite, un modèle réduit de femme. L’impossibilité d’être une déesse de quatre pieds sept pouces me frappait au visage, claque sanglante, tous les jours, lorsqu’elle passait devant moi. Elle voulait devenir avocate, disait-elle candidement à qui voulait l’entendre, de sa voix mielleuse de Murielle. La réponse, toujours la même. «Tu devrais être mannequin, Murielle, tu es si belle.» Et elle de rire, faussement pudique, nullement modeste, d’un léger rire de cristal.

deux personnages que j'aime.

Ève Beaupré marche doucement vers la porte rouge. Ses pas sont gracieux, elle semble flotter sur les dalles de ciment qu’elle fauche. Alors qu’elle avance, son regard s’égard.
Ses grands yeux bleus sont écarquillés, comme si sur sa rétine se dessinait un miracle. Mais elle ne voit rien. Ève est aveugle de naissance. Maintenant près de la porte, elle y porte la main. Ses longs doigts fins effleurent la peinture écaillée écarlate. Elle trouve la poignée, la tourne et entre, lentement.

Ève elle-même ne sait pas ce qu’elle fait ici, tous les jours. Mais elle a toujours voulu un atelier, plus que tout. Jeune, ses mains ne servaient qu’à déchiffrer le braille des livres et volumes scolaires, alors que celles des autres élèves pouvaient faire toutes sortes de choses. Les périodes dédiées à l’art plastique étaient les plus troublantes. Elle imaginait tous ces enfants s’activer, manipuler des objets pour créer des images, pour en dessiner, en peindre, alors qu’elle ne pouvait voir même celles qui existaient déjà et restait à ne rien faire, humiliée.

Ces pensées l’avaient tellement remuée qu’elle s’était promise qu’un jour, vue ou pas, elle aurait un atelier en règle, rempli de pinceaux, de pots de peintures, de matières, de toiles blanches et de créations.


C’était chose faite, maintenant. Tous les jours, elle se rendait, lentement, en comptant les pas, à cette porte qu’elle s’était fait dire rouge, l’ouvrait, et passait des heures à toucher son matériel, à l’imaginer, à frotter les poils durs des pinceaux sur son visage ébahi et à effleurer les toiles rêches du bout de ses longs doigts dans l’obscurité.

Elle aimait se dire créatrice, artiste, bien qu’en fait, la chose qu’elle créait fût cette illusion d’elle-même.

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L’Anti-Héro

Roch est laid.
Il l’a toujours été.
L’asymétrie de ses yeux y est pour beaucoup. Sa peau, négligée, présente encore, à 37 ans, des signes d’une acné plus que mordante, encouragée par le manque de soins et de propreté. Trop sensible aux railleries de ses collègues de classe, années après années, il a finit par abandonner toutes tentatives de scolarisation. De toute façon, les hommes de sa famille ont tous eu le même métier, celui de bien-être social. Roch s’est donc dit qu’il ne ferait pas faute à la tradition. Pour mieux vivre, il fait quelques métiers en à côtés. Aujourd’hui il se rend à Saint-Nicolas pour aller cueillir un vieux réfrigérateur jaune moutarde qu’il a aperçu sur le bord de la rue, la veille. Il trouvera assurément quelque chose à faire avec cette vieillerie. Son propre réfrigérateur commençait à faire défaut, il en aurait donc un nouveau!


Plusieurs jours plus tard, Roch est dans son appartement. Il écoute la télévision, assis sur son gros sofa vert. Il fait dos à son nouveau joyau. Le vieux réfrigérateur illumine la cuisine de son jaune sale, bien en place entre les armoires jadis blanches. La porte est bossée, maculée d’huile et de traces de mains brunes bien distinctes. La poignée, noire, est rugueuse de la saleté qu’elle porte.

D’en dessous, il coule légèrement. Roch arrangera ça.

Le prix de la liberté

(Un texte écrit dans un de mes cours, pour lequel j'ai eu un très bon résultat. N'oubliez-pas de voir la fiction, s'il vous plaît)


Le prix de la liberté

Paul est seul, mais il s’en porte très bien. Sa femme l’a laissé il y a quelques semaines. Elle l’a quitté en amenant toutes ses affaires et celles de son fils. Son fils de onze mois qu’elle a également pris.


Leur vie était simple, sans être satisfaisante, loin de là. Paul finissait toujours tôt de travailler. Il était fonctionnaire, un emploi typique, morne. Il se levait chaque matin aux aurores et partait. Or, comme il commençait si tôt, dès le début de l’après-midi, il était de retour à la maison, après un léger détour à la garderie pour aller récupérer son fils, avec qui il passait l’après-midi entier. Sa femme, elle, venait d’acheter une boutique et la portait à bout de bras. Il va sans dire que son horaire n’était pas du tout flexible. Elle commençait tôt, quoi que moins que Paul, mais finissait rarement avant la tombée de la nuit. Après avoir passé la journée à travailler à sa coquette boutique, elle en faisait l’affreuse comptabilité de longues heures durant, le soir. Elle n’était jamais là. Et Paul s’en portait bien. Trop, même. Depuis longtemps essoufflée, leur relation battait de l’aile et comprimait Paul à une existence qu’il qualifiait de médiocre.


Début trentaine, il était un bel homme. Il ne savait pas vraiment ce qu’il faisait, ce qu’il aimait, mis à part lui-même. Toutefois, il savait parfaitement qu’il devait sortir de sa vie, de sa relation étouffante avec une femme qui ne l’attirait pas, et ne l’avait jamais réellement fait. Il avait longtemps cru être homosexuel, mais préférait sa vie rangée à une sortie du placard fracassante. Il n’avait eu aucune difficulté à se trouver une femme, il aurait pu en avoir deux, s’il l’avait voulu. Mais ce n’était pas le cas, il n’avait jamais vraiment porté attention aux femmes, ni à qui que ce soit d’autre, en fait. Maintenant, encore moins. Depuis la naissance de Tristan, prénom qu’il trouvait ridicule, sa vie avait changé. Quelques semaines après l’arrivée du poupon, Paul avait perçu des changements, comme si soudain il savait pourquoi il existait, comme si sa vigueur, sa bestialité d’humain le rattrapait.
Au contact du poupon, il sentait des pulsions l’envahir. Il avait attribué ces changements à la paternité, peut-être le fait d’avoir donné la vie le faisait-il renaître? Il se rendit vite compte que non. Lorsqu’il changeait la couche de
Tristan, il se laissait prendre au jeu, qu’il trouvait envoûtant. Il se prenait à observer, parfois à effleurer, chaque parcelle du petit être misérablement vulnérable devant lui. Il y avait quelque chose d’attirant, d’érotique, ce bébé. Les bébés en général, réalisait-il. Au moment du bain, Paul lâchait parfois Tristan. Il le laissait gigoter dans les quelques centimètres d’eau, sur le ventre, à peine quelques secondes. Rien de bien risqué. Il aimait sentir toute la vulnérabilité de l’enfant, le voir agiter ses jambes et remuer ses bras pour se renverser sur le dos, sans succès. La candeur du regard, le rose de la peau, les rondeurs des fesses, la mollesse du corps, l’absence de défense, tout sur ce bébé l’envoûtait, l’excitait.

Il le couchait nu sur le ventre à la moindre occasion, et l’observait gigoter, les pieds en l’air, les cuisses dodues, les fesses entrouvertes. Il en tirait parfois des érections honteuses, au début. À tous coups, par la suite. Plus le temps passait, plus les expérimentations gagnaient en fréquence, en importance. Paul ne vivait plus que pour expérimenter sur son désir envers l’enfant.

Ce jour-là, sa femme était arrivée tôt, heureuse de retrouver tôt son mari et son jeune bébé, mais surtout de s’être éclipsée de son quotidien commercial et essoufflant. Alors qu’elle entrait dans la maison, sans se poser de questions, son regard se riva sur l’immense sofa du salon. Un sofa de velours noir que Paul adorait. Justement, il y était étendu. Il était complètement nu, en érection, et il tenait son fils debout, nu également, d’une main. Il fallu quelques secondes avant qu’il ne s’aperçoive que sa femme venait d’entrer. Toute son attention était aspirée, monopolisée, par le bébé qui chignait, le visage crispé dans un sanglot de l’effort qu’il devait faire pour rester debout, à peine retenu par son père. Il gesticulait beaucoup. Le cri qu’elle poussa, un hurlement presque primitif, empreint de douleur, fit violemment sursauter Paul. Il en laissa tomber l’enfant, qui s’effondra par terre. Cloué au sol, démasqué par sa nudité et sa palpable excitation, Paul perdit le souffle. Le vacarme de sa femme qui criait, qui tempêtait, les pleurs de Tristan, parsemés de violents hoquets, s’élevait et étouffait Paul. Il se leva, tout son sang affluait à son visage. Sans regarder sa femme, il ramassa ses vêtements qui jonchaient le sol, tout près de l’enfant qui criait toujours, et sortit du salon. Il savait que c’était fini.


Lorsqu’il rentra chez lui, plusieurs heures plus tard, toutes les lumières étaient fermées. Il en alluma une et vit que sa maison avait changé, il manquait plusieurs choses. Son beau sofa avait été lacéré, un des couteaux à viande traînait par terre. Il monta lentement à l’étage, sa chambre était presque vide. Celle de Tristan aussi.

Il comprit que sa femme était partie, avec l’enfant. Lourd, il déambulait dans la maison. Il attendait la police. Bien sûr, il connaissait les lois. Il comprenait ce que sa femme avait vu. Elle le dénoncerait.

Paul attend toujours aujourd’hui, mais il a comprit qu’elle ne le ferait pas. Abusée par son père très jeune, sa femme se mettait dans tous ses états lorsqu’il était question de sexualité, surtout lorsque des pédophiles faisaient les manchettes. Elle ne voulait pas en entendre parler, pleurait parfois, et surtout, ne parlait pas de ces choses-là. Jamais elle ne dirait qu’elle avait fait un enfant à un homme qui est attiré par eux, qu’elle avait vécu avec cet homme et qu’elle l’avait aimé, bien qu’elle ne l’avait pas été en retour. Et Paul s’en porte mieux, il réalise peu à peu à quel point il est libre. S’il avait su plus tôt que le prix de la liberté était d’être pris sur le fait, il en aurait profité davantage.