mardi 11 décembre 2012
La marionnette
Elle sentait la corne s’effriter, tomber en morceaux chaque fois que le plat de son pied percutait les lattes foncées du plancher.
Julien exigeait d’elle qu’elle fasse ce mouvement douloureux et destructeur, elle écoutait.
Docile. Elle avait compris que, sous les ordres et les mains de ce chorégraphe, son chorégraphe, son corps ne lui appartenait plus.
Elle le lui laissait, plusieurs heures par jours, pour qu’il en fasse son outil, sa page blanche, sa plume, son fusain, sa gouache, ses toiles. Sa mélodie. Il n’était pas un danseur, Julien, mais il en avait le flair, l’instinct et la passion.
Il était né comme ça, capable d’imaginer les chorégraphies les plus frénétiques, originales, expressives, mais son corps restait hermétique, fermé à toute cette beauté.
Le corps anguille d’Ève, lui, parvenait à danser ces arabesques, ces portés, ces douleurs et ces émotions et pour lui, elle se transformait en canevas vierge.
Lorsqu’elle dansait sous son joug, Ève s’éteignait mentalement, se déconnectait, prête à vibrer sous les mouvements qu’on lui imposait, à tordre son corps et à laisser ses côtes se briser, s’il le voulait. Elle n’était plus là, plus elle, plus Ève ni rien, elle ne devenait qu’une marionnette, docile et belle, dont les membres étaient attachés par de minces fils d’or au cerveau de son maître, à ses méninges dansantes.
Et tant pis si ses pieds lui donnaient l’impression de tomber en miettes, si elle sentait l’odeur ferreuse du sang qui maculait le plancher, si le besoin de boire de l’eau lui faisait tourner la tête, elle continuait de se perdre en arabesques longues et fluides, les yeux fermés, le sourire aux lèvres.
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