Ève Beaupré marche doucement vers la porte rouge. Ses pas sont gracieux, elle semble flotter sur les dalles de ciment qu’elle fauche. Alors qu’elle avance, son regard s’égard.
Ses grands yeux bleus sont écarquillés, comme si sur sa rétine se dessinait un miracle. Mais elle ne voit rien. Ève est aveugle de naissance. Maintenant près de la porte, elle y porte la main. Ses longs doigts fins effleurent la peinture écaillée écarlate. Elle trouve la poignée, la tourne et entre, lentement.
Ève elle-même ne sait pas ce qu’elle fait ici, tous les jours. Mais elle a toujours voulu un atelier, plus que tout. Jeune, ses mains ne servaient qu’à déchiffrer le braille des livres et volumes scolaires, alors que celles des autres élèves pouvaient faire toutes sortes de choses. Les périodes dédiées à l’art plastique étaient les plus troublantes. Elle imaginait tous ces enfants s’activer, manipuler des objets pour créer des images, pour en dessiner, en peindre, alors qu’elle ne pouvait voir même celles qui existaient déjà et restait à ne rien faire, humiliée.
Ces pensées l’avaient tellement remuée qu’elle s’était promise qu’un jour, vue ou pas, elle aurait un atelier en règle, rempli de pinceaux, de pots de peintures, de matières, de toiles blanches et de créations.
C’était chose faite, maintenant. Tous les jours, elle se rendait, lentement, en comptant les pas, à cette porte qu’elle s’était fait dire rouge, l’ouvrait, et passait des heures à toucher son matériel, à l’imaginer, à frotter les poils durs des pinceaux sur son visage ébahi et à effleurer les toiles rêches du bout de ses longs doigts dans l’obscurité.
Elle aimait se dire créatrice, artiste, bien qu’en fait, la chose qu’elle créait fût cette illusion d’elle-même.
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L’Anti-Héro
Roch est laid.
Il l’a toujours été.
L’asymétrie de ses yeux y est pour beaucoup. Sa peau, négligée, présente encore, à 37 ans, des signes d’une acné plus que mordante, encouragée par le manque de soins et de propreté. Trop sensible aux railleries de ses collègues de classe, années après années, il a finit par abandonner toutes tentatives de scolarisation. De toute façon, les hommes de sa famille ont tous eu le même métier, celui de bien-être social. Roch s’est donc dit qu’il ne ferait pas faute à la tradition. Pour mieux vivre, il fait quelques métiers en à côtés. Aujourd’hui il se rend à Saint-Nicolas pour aller cueillir un vieux réfrigérateur jaune moutarde qu’il a aperçu sur le bord de la rue, la veille. Il trouvera assurément quelque chose à faire avec cette vieillerie. Son propre réfrigérateur commençait à faire défaut, il en aurait donc un nouveau!
Plusieurs jours plus tard, Roch est dans son appartement. Il écoute la télévision, assis sur son gros sofa vert. Il fait dos à son nouveau joyau. Le vieux réfrigérateur illumine la cuisine de son jaune sale, bien en place entre les armoires jadis blanches. La porte est bossée, maculée d’huile et de traces de mains brunes bien distinctes. La poignée, noire, est rugueuse de la saleté qu’elle porte.
D’en dessous, il coule légèrement. Roch arrangera ça.
lundi 13 décembre 2010
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