(si vous voulez connaître les personnages, vous lirez Les ensauvagés, de Jean-Pierre April, ce petit texte est une extrapolation à partir de son roman)
Alexandre chancela. Il regarda l’étrange personnage qui venait d’entrer et s’accrocha aux parois du coffre dans lequel il croyait trouver refuge à peine quelques secondes plus tôt. Titubant jusqu’à la table, il s’écrasa lourdement sur une chaise, près de l’ermite qui soufflait d’un soulagement presque douloureux.
L’enfant qui venait d’entrer dévisageait le médecin, l’œil inquiet. Lionel et Alexandre pouvaient clairement ressentir l’effort qui se déployait dans la petite tête garnie de cheveux graisseux et épars du garçonnet, presque nu par un temps si froid.
Lionel, inquiet, mais rassuré de voir le charognard et non son père Raham, expira par saccades, comme si la frayeur qu’il avait eu lui avait vidé le corps. Alexandre huma l’air et eu un violent haut de cœur. Il blêmit et détourna les yeux du nouveau venu, qui se livrait toujours à un terrible questionnement au sujet de cet homme qu’il n’avait jamais vu. Lionel sentit à quel point l’enfant inspirait du dégout au médecin.
—C’t’un autre fils de Raham. Y’é fou comme le bon diable parce que sa mère s’est fait battre au sang avec une branche pendant qu’était enceinte de lui, pis ça a ben gros troublé sa grossesse, dit-il.
Alexandre était tiraillé en lui-même en regardant ce petit être sale, la bouche ouverte découvrant deux, presque trois, rangés de dents gâtées et noires, habillé de lambeaux figés par la croûte de saleté les recouvrant. Tiraillé entre l’homme, qui était dégouté et assailli d’un sentiment de pitié presque douloureux, et le médecin qui se sentait en alerte, décelant tant de nids de maladies sur ce petit bonhomme abandonné. Lionel, quant à lui, ne le voyait pas pour la première fois, et en était venu à aimer tendrement cet être incompris, laissé à lui-même. En effet, l’ermite était presque un père pour lui. Raham s’en était débarrassé assez tôt, lorsqu’il avait vu les répercussions atroces de son comportement avec Vah sur le bébé qu’elle portait alors.
Un enfant débile, étrange, étrangement débile, laid. Tellement laid qu’il ramenait Raham sur terre, l’exhortant à sortir de sa folie de Yahvé et à voir qu’il enfantait de sa propre sœur et que cela donnait des horreurs. Le petit s’était alors vu abandonné à lui-même et était devenu ce qui se tenait gauchement devant Alexandre et Lionel, le souffle rauque et la puanteur affreuse. Lionel prit la parole, voyant qu’Alexandre étudiait l’enfant du regard.
—Ça fait longtemps qu’il vient m’voir. Je l’appelle le charognard pis y’a d’l’air d’aimer ben ça, d’avoir un nom. Quand il ne trouve pas de bêtes mortes à manger, ou quand il a envie de boire un peu pour se réchauffer l’corps, il vient m’voir. Chus pas son père, mais c’est tout comme.
Alexandre s’approcha lentement de l’enfant, qui recula aussitôt. Apeuré, il cherchait des réponses à ses questionnements qui, décidément, étaient trop complexes pour lui et fouillait la pièce du regard. Maintenant acculé contre la maigre porte, il restait recroquevillé sur lui-même. Alexandre se posta devant lui, et put le regarder réellement, en lui barrant le chemin. D’aussi près, son odeur était infecte, surtout qu’il respirait la bouche grande ouverte, laissant voir des amygdales jaunâtres infectés par les bactéries. Ses quelques vêtements déchirés, qui découvraient une silhouette chétive, mais gonflée d’air, air de faim, étaient presque entièrement recouverts d’une substance marron foncée, qui semblait prise en pain. Il était pieds-nus, et ses pieds étaient tenaillés de toutes parts alors que ses ongles d’orteils étaient effroyablement longs et bruns, raclant le sol de toute sa saleté à chaque pas. Alexandre était captivé par ce spectacle. Il s’approchait de plus en plus de l’enfant animal, qui se sentait pris au piège, accoté sur le bois de la porte fermée. La panique l’envahissait. Haletant de plus en plus fort, il aurait voulu fuir à toutes jambes, mais la poignée lui était hors d’atteinte. Lionel ressentait la frayeur de son protégé, acculé au mur, mais était cloué sur sa chaise par l’appréhension. Alexandre était trop obnubilé pour entendre ou voir l’alarme qui lui était lancée, autant par Lionel que par l’enfant.
Il ne sentait rien de la tension palpable qui allait, dans quelques secondes, forcer l’enfant à agir, à se défendre pour sauver, croyait-il, sa peau meurtrie.
lundi 13 décembre 2010
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