lundi 11 avril 2011

Velour et fracas

Stationné au dépanneur depuis vingt minutes, il s’attarde sur les fibres rugueuses du velours vert des sièges de son taxi, elles s’enfoncent sous le poids de son dos, se moulent à la forme de ses épaules. Il en perçoit surtout l’odeur. La semaine dernière, un client régulier, un commis imbécile du dépanneur, a vomi sur la banquette arrière. Une belle soirée payante couronnée d’une flaque suintante, d’un gros bol de soupe. Du genre de celles qui ont de gros morceaux de légumes colorés et des pièces de tiraille de viande suspectes. Martin renifle encore l’odeur rance et acide, odeur qu’il a tenté par au moins cent façons de faire disparaître. Ses gros doigts portent encore les brûlures du détergent commercial que Lemieux lui a suggéré. Suggestion imbécile. D’ailleurs, en ce moment, la morsure des produits chimiques sur la peau de ses doigts boudinés se fait sentir. Ça brûle en chien! Martin, tu devrais tellement aller à l’hôpital, tu t’es brûlé ben raide! Francine l’achale toujours avec l’hôpital. Sa voix lui bourdonne sans cesse dans les oreilles. Comme s’il avait envie d’y passer sa vie. Il y est allé la semaine passée et il en a encore la tête qui tourne. Sa propre fille y a accouché, il y a déjà 8 jours. Grand-père. Qui a envie d’être grand-père à 36 ans? Pas Martin Beauchamp.
Il avait averti Francine que Carole était trop jeune pour voir le fils des Lesage. Elle venait de fêter son seizième anniversaire, c’était trop jeune pour même penser à aller dans les bars. Quoi qu’à Joliette, les bouncers se laissent amadouer. Reste que découcher quatre à cinq fois par semaine, à seize ans, c’est trop. Surtout quand il savait qu’elle passait la nuit dans l’appartement du plus vieux fils de Marcel Lesage. Un appartement qu’il connaissait trop bien. Il y dépose tellement de gens, avec son taxi. Des gens étranges et sales. Il a même laissé une prostituée là-bas, l’autre fois.
Anyway, il n’y peut rien. Sa fille lui a fait comprendre de la laisser en paix.
L’air froid de son climatiseur l’achale. Les poils foncés de ses bras sont dressés. Toute la journée, tout l’été. Pourquoi les clients insistent toujours pour qu’il laisse l’air glacial envahir la voiture ? Descendre les vitres, ça ne suffit jamais.
Tiens, une femme s’amuse avec un bébé dans le parc d’en face. Ça distrait de l’attente. Les gens qui prennent des taxis fument toujours, mais n’ont jamais de cigarettes. Il devrait en vendre, dans son taxi! Des cigarettes, des barres de chocolats, de la liqueur. Martin rigole. Ce n’est pas la première fois qu’il se fait la blague.
Il perd cependant l’envie de rire. La femme de l’autre côté de la rue est tombée. Elle a trébuché et s’est affalée de tout son long, violemment. Le cœur de Martin lui secoue le torse, cette femme à vraiment l’air de s’être fait mal. Il plisse les yeux pour voir mieux la situation, sans succès. Il ne voit que des formes. Encore Francine, dans sa tête. Tu devrais aller consulter un optométriste! Tu vois comme un vieux bonhomme! Si elle pouvait fermer sa gueule, des fois. L’enfant ne se soucie pas de sa mère il est trop jeune. Martin panique, il va arriver quelque chose à cet enfant. Et cette femme, qui pourrait être sa fille, qui ne se relève pas. Câlice. Un sacre entre les dents, Martin ouvre la portière à la volée. Il s’élance vers le parc, la femme gît toujours sur le sol. Alors que son pied quitte le trottoir, une petite voiture passe rapidement devant lui, sans s’arrêter. Quelques secondes plus tard, cette même voiture termine sa course dans le flanc d’un immense camion qui filait vers l’est. L’impact est si près, si violent, que Martin en perd l’équilibre et tombe à la renverse. Couché par terre, il sent l’asphalte doux comme du velours, comme la femme apprécie la douceur de l’herbe, toujours étendue au sol de l’autre bord de la rue.

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire