mardi 11 décembre 2012

La Bouteille

L’ivresse m’emplissait la tête. Je n’avais de cesse d’espérer qu’elle atteigne bientôt le trop-plein. Ce trou où elle s’engouffrerait pour me laisser tranquille un peu. Je ne me souviens pas de grand chose sinon de cette sensation d’être parfaitement lucide dans cette intoxication aliénante. Cette sensation d’être enfermée dans mon corps marionnette dont toutes les ficelles sont régies par l’alcool qui dévale dans mon sang. J’étais pris au piège dans ce corps de chienne saoule. Je me souviens aussi du froid. Pas un froid qui fait grelotter ou frissonner, le soir, entre amoureux. Non. Plutôt un du genre de ceux qui givre les os et l’âme en ce qu’elle a de plus profond. Un froid mental, un froid qui dit : pourquoi n’as-tu pas pris ton manteau avant de fuir du bar à pieds, quand tu habites à cinq kilomètres ? Cinq kilomètres. Ça sonne léger. Mais avec les veines bouchées de houblon, ça fait tout un monde à parcourir, seule dans le froid. Je voulais sortir de cet état, revenir à la façade que je construis de moi. L’ivresse amène la clef du cadenas qui scelle la cage dans laquelle les pieuvres, sangsues, chauve-souris et poissons-chats de mon âme sont détenus.

Jingles Bells

Dashing through the snow In a one horse open sleigh O'er the fields we go Laughing all the way Les clochettes, les carillons et les grelots sonnaient dans sa tête, frénétiques, acharnés, décharnés. Elle essayait d’orchestrer ses sens, de contrôler ses doigts et de finir l’emballage précis de cellophane et de rubans dorés du dernier panier d’osier, mais ne parvenait à rien. Le client la fixait, l’œil gros, l’écume à la bouche. Elle devait se dépêcher, avant qu’il ne la fasse fondre de son impatience. Bells on bob tails ring Making spirits bright What fun it is to laugh and sing A sleighing song tonight La boutique allait bientôt fermer ses portes, malgré la file de clients qui s’étendait jusqu’au fond du couloir du centre commercial. Ils étaient là, à s’arracher les derniers produits sur les étalages, à faire monter les enchères pour des items qui ne valaient rien les douze autres mois de l’année, à suer sous leur veste de tweed et leur fard de porcelaine. Oh, jingle bells, jingle bells Jingle all the way Oh, what fun it is to ride In a one horse open sleigh !
L’alto, inépuisable, Devrait, inlassable, toujours Faire l’amour, de dos, au soprano.

Acouphène

Ce crabe loge dans mon oreille interne. Il me gruge les tympans, frappe inlassablement du marteau sur l’étrier. Qui s’effrite. Il s’affaire à me rendre fou. Furieux. Jour nuit et aube, il me chuchote ses secrets marins, grince des dents, joue de ses millions d’instruments. Il foule mon cerveau de ses dizaines de pattes, visite mes cellules, huile mon nerf auditif. Il fait convulser, par sa magie, les muscles de mon audition, les fait vibrer, danser. Le crépitement dans mes canaux lui réchauffe le dos. Ça craque, grince, cille, vibre, mordille, clapote. Ça s’ébruite. Et ça ne cessera jamais.

Shelter- The XX

Le cuir bourgogne du divan lui collait aux cuisses. Elle replaça son chemisier blanc, l’ouvrit pour mettre ses seins en valeurs, les releva pour en accentuer le galbe, et tira sur sa jupe. Il serait de retour d’ici quelques secondes. Le grain de la musique meublait toute la pièce. L’effet Vinyl, qu’il disait. Carmen était d’accord, ça ajoutait un timbre, une couleur, une sensualité, même, aux pièces qui jouaient. La sueur lui alourdissait les cheveux, faisait briller sa peau moite d’ambre et de cuivre. Elle avait chaud, l’air l’étouffait, la caressait. Et soudain, il était là, dans le cadre de la porte. Torse nu. Carmen se mordit la lèvre, la musique chaude lui donnait envie de bouger au même rythme que lui, que ses hanches. Il s’approcha et lui tendit la main. Elle l’agrippa et ferma les yeux, se laissa aller. Il était mille heure du matin, elle était ivre, ivre de lui, de sa chaleur, de la clandestinité de leur rencontre, de son appartement désordonné, des chansons langoureuses et humides qu’il faisait jouer, de la voix chaude et suave de la chanteuse qui lui chuchotait de se laisser aller, de se dévêtir et de se blottir, seins nus, contre la peau pâle et tendue de son corps à lui. Son corps court mais beau, son corps plus âgé, noueux. Elle ferma les yeux, se laissa bercer par les notes lentes et vigoureuses qui l’inspiraient à se montrer femme, à danser avec lui l’animalité qui l’habitait sur la musique de leurs corps. Peut-être le grain du son serait aussi beau que celui d’un vinyl.

L'orange

Ses épaules, carrées. Son dos large, moulé dans la laine crème de sa veste. L’atmosphère cossue de sa maison, ses cheveux tellement longs, étranges mais beaux, foncés. Sa carrure, sa mâchoire d’homme prêt à dévorer n’importe quelle femme en commençant par les jambes. Ses yeux lourds, ronds de concentration. Sa gêne qui, au banc de bois velouté de son piano, tombait en miette. Ses mains. Ses mains longues et fines, seul accroc à sa masculinité, ses ongles longs, la disposition de ses doigts sur les touches d’ivoires de son instrument. Ses mains, gonflées, arquées. On aurait dit qu’elles cachaient une orange sur les touches noires et blanches de cet immense piano qui le transformait en homme.

Le cri

L’infirmière lui bloquait la vue, il n’arrivait pas à voir l’écartèlement de sa femme, sa brisure qui lui donnerait un enfant d’ici quelques secondes. Le médecin lui parlait, lui expliquait le processus, la normalité, mais il n’entendait rien. Que ce sifflement violent qui lui meublait entièrement les oreilles et qui gardait tous ses sentiments en otage. Sa femme criait, il le voyait sur son visage. Ses traits se convulsaient, se déconstruisaient en hurlements de douleur intraduisibles. Mais il n’en percevait pas le son. Il était sourd, sourd à jamais devant toute cette folie, sourd, cette panique insoutenable, sourd, cette incompréhension. Il voulait entendre, mais son cerveau refusait, emplissait ses oreilles de vagues folles, déferlantes d’ondes sonores pleines, confuses et noires. Il voulait entendre, entendre, participer de tous ses sens à la venue au monde de son fils. Et juste au moment où il allait hurler pour retrouver la perception des sons, tous les poils de son corps se dressèrent à l’unisson. Il l’entendit. Ce cri strident qui lui brouilla la vue, lui cassa le dos, l’agenouilla. Ce cri, granuleux, aigre, plaintif mais violent, terrifiant, inarticulé. Le premier d’une série de plusieurs millions. Le premier cri de son fils.