mardi 11 décembre 2012

Le portrait

Non, ce n’était pas comme regarder une photo. Joëlle n’avait jamais ressentie cette gêne douloureuse, ce dépouillement, cette impression de nudité, même, devant un cliché d’elle-même. Ses yeux étaient menottés à cette toile, à ce portrait de son propre visage qui trônait au centre du vernissage de son voisin de pallier. Elle n’était venue que par politesse. Elle avait aperçu une affiche pour l’annoncer et s’était sentie curieuse. Il ne l’avait même pas invitée directement. En fait, elle ne lui avait adressé la parole qu’à quelques minces reprises, histoire de s’excuser d’une soirée mouvementée ou d’emprunter un marteau ou du sucre blanc. Plus elle y réfléchissait, plus elle se disait qu’il n’aurait pas voulu la voir à son exposition, justement en raison de ce portrait illégitime. Ce voisin, il était étrange. La manière qu’il avait de la regarder l’avait toujours intriguée. Et maintenant, elle comprenait pourquoi. Chaque fois qu’ils se croisaient et que son regard l’effleurait et s’attardait sur elle, il emmagasinait comme un collectionneur de souvenirs les traits doux de son visage, la couleur de chaque grain de sa peau de pêche, la forme exacte de ses minces lèvres, leur couleur et leur texture, le rose orangé de ses joues, la longueur de ces cils, l’intensité des centaines de tons de bruns qui composaient ses iris et la légèreté des ailes de son nez pour ensuite la peindre en secret et l’exposer sans même le lui mentionner. La toile était belle. Non pas parce qu’il s’agissait d’une représentation d’elle – Joëlle n’avait jamais été très vaniteuse - mais bien dans son exécution, dans la passion que son voisin avait déployée à la coucher sur son canevas, à lui voler, de ses coups de pinceaux, une précieuse parcelle de son âme. Elle se reconnaissait. Mais surtout ses yeux. Leur regard lui criait quelque chose sur elle. En fait, Joëlle avait réellement le sentiment qu’elle lisait son âme à travers les deux immenses billes de cuivre foncé que lui avait peint son voisin. Et ça lui faisait effroyablement peur. Elle lorgna vers la petite carte cartonnée affichée près de la toile. Il en demandait deux mille dollars, cadre compris. Joëlle visualisa mentalement son relevé bancaire le plus récent. D’après ses calculs, elle arriverait à débourser cette somme. D’ici quelques semaines, le temps de rassembler l’argent, ce tableau, cette partie d’elle-même qu’on lui avait substituée lui appartiendrait de nouveau.

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